Chemin des Dames : un centenaire émouvant

Le nom de ce lieu est trompeur : il évoque une promenade printanière, fleurie, insouciante… Et c’est normal : jusqu’à ce mois funeste d’avril 1917, le Chemin des Dames marquait le passage des filles de Louis XV se rendant fréquemment chez l’une de leurs dames d’honneur.

Après la royauté, l’empire… et, déjà, une atmosphère belliqueuse : Napoléon 1er, au même endroit, battit les Prussiens en 1814.

Mais ce lieu restera à jamais associé, dans la mémoire collective, au tragique événement du printemps 1917, lorsqu’un général aussi obstiné et imperturbable qu’inefficace (Robert Georges Nivelle), a envoyé à la mort 200.000 Poilus entre avril et juin.

Deux cent mille morts ! Pour rien : à peine quelques dizaines de mètres d’avancée dans les lignes allemandes. Échec cuisant dû à la seule volonté d’un officier buté, à la stratégie douteuse, pour qui la vie humaine n’était rien qu’un outil. Et il sera puni… par une mutation en Afrique du Nord, une élévation à la Grand’ Croix de la Légion d’Honneur en 1920 et un transfert de cendres aux Invalides en 1931 !

Désormais, le Chemin des Dames n’est plus seulement une honteuse défaite. C’est le symbole de l’irresponsabilité militaire patente de Nivelle et de la honteuse décision de Pétain, son successeur, de réprimer les explosions de colère et de refus de combats suicidaires déclenchées par cette boucherie : condamnations à mort et fusillés pour l’exemple. C’est aussi la reconnaissance officielle du courage et de la dignité de ces soldats, qui ont d’abord obéi aux ordres, puis refusé d’être sacrifiés.

Ayant retracé le parcours de Poilu de mon grand-père, j’avais été éberluée de découvrir l’ampleur de ce drame au cours de mes lectures. Lorsque j’ai appris que l’on pouvait solliciter une invitation pour célébrer le centenaire de cette « bataille », j’ai fait acte de candidature. Hommage ? Travail de mémoire ? Vague culpabilité parce que mon grand-père est revenu vivant ? Un peu de tout cela, certainement.

Ce dimanche, je me trouvais donc à Cerny-en-Laonnois, avec quelques 1.500 autres français « lambda » (sans compter les invités officiels : ministres et anciens ministres, militaires, représentants des collectivités territoriales, ambassadeurs et autres dignitaires, etc.). Le protocole était très strict : carton d’invitation obligatoire + carte d’identité. Bracelet indéchirable au poignet remis au contrôle. Périmètre de sécurité avec circulation interdite aux alentours du lieu de la cérémonie, donc navettes autocars de Laon à Cerny. Il fallait partir à 7 h 30 de Laon pour une cérémonie annoncée à 10 h 30 à Cerny, distant de 20 km ! Un ballet de cars encadrés chacun de motards de la gendarmerie… Heureusement, des tentes chauffées avaient été installées et l’on nous servait boissons chaudes et viennoiseries.

La cérémonie, très prenante, a présenté plusieurs facettes : dépôt de gerbe, sonnerie aux morts et Marseillaise, bien évidemment – mais aussi musique de Ravel : « le Tombeau de Couperin » et la poignante mélodie pour chœur a cappella « Trois beaux oiseaux du paradis » ; lecture de textes emblématiques, par André Dussolier et des élèves d’écoles et de lycées de la région ; hommage particulier aux Tirailleurs Sénégalais par Fatou N’Diaye, avec un texte de Léopold Sedar Senghor, extrait du recueil « Hosties noires ». Une très belle chanson également, « Cantonnement de novembre », interprétée avec retenue et ferveur par Emma Daumas, d’après un texte de Pierre de Lestang, soldat du 327e RI combattant à Craonne.

Craonne, justement : et la fameuse chanson, longtemps censurée à cause de ses paroles contestataires, subversives, antimilitaristes. La chanter et la montrer en direct à la télévision, au milieu des militaires, quel événement !

Le discours de François Hollande a été d’une justesse, d’une profondeur et d’une distanciation remarquables, comme il sait le faire dans les grandes occasions. C’était certainement son dernier discours « grand public » avant de quitter l’Élysée. Il fallait qu’il fût transcendant. Il a également été très politique, avec l’image de la menace d’un bégaiement de l’histoire dû aux relents de nationalisme et aux tentations d’aller vers les extrêmes.

Extrait :

L’histoire n’est pas finie, car si l’humanité avance, si la liberté et la démocratie progressent, si les injustices reculent, la guerre est toujours là, qui écrase, qui massacre, qui gaze jusqu’à des enfants innocents, qui jette sur les routes de l’exil des milliers de réfugiés. La barbarie est toujours là, quand le terrorisme frappe sur notre sol, mais aussi dans d’autres villes, à Londres, à Stockholm, au Caire, à Alexandrie, ne serait-ce que ces dernières semaines. Oui, l’histoire bégaie quand le nationalisme ressurgit, avec d’autres traits, mais la même haine.

Françaises, Français, nous sommes les descendants de femmes et d’hommes qui, chacune et chacun à leur place, ont fabriqué la Nation. Nous sommes les dépositaires d’événements et de gestes qui ont façonné au cours des âges l’idéal que porte notre pays.

En commémorant la Grande Guerre, et j’y ai tenu personnellement en revenant sur le Chemin des Dames, nous ne regardons pas seulement le passé qui nous étreint pour qu’il ne soit jamais oublié ; nous nous tournons, justement dans cette période, vers nos responsabilités d’aujourd’hui. Nous repensons aux institutions et aux actes qui ont garanti la paix depuis 70 ans : les Nations Unies, qu’il nous faut encore défendre, l’Europe unie, qu’il nous faut encore promouvoir et le couple franco-allemand, qu’il nous faut encore rapprocher et chérir.

Venir au Chemin des Dames aujourd’hui, c’est célébrer tous les soldats de la Grande Guerre, leur vaillance incroyable face à l’adversité. Mais c’est surtout souligner leur inaltérable aspiration à la paix. Il en a fallu du temps pour entendre la voix de ces désespérés et de ces héros, comprendre leur cri de douleur et leur leçon de vie.

Alors aujourd’hui que l’Europe a su nous prémunir de la guerre et des conflits, préservons-la, plutôt que de vouloir en faire le bouc émissaire de nos renoncements. Luttons pour cette exigence d’humanité, partout où des massacres sont commis par des dictateurs cyniques. Battons-nous pour éviter la résurgence des empires et affirmer la force du droit international. Sauvegardons la planète et défendons les engagements pris sur le climat et pour le développement.

Oui, battons-nous à notre façon, jusqu’à notre dernier souffle, jusqu’à notre dernier instant de responsabilité, pour la dignité humaine et pour la réconciliation de toutes les mémoires. C’est ce double message d’unité et de paix que nous portons, en revenant, cent ans plus tard, sur le Chemin des Dames.

Le Président n’a pas négligé de rester disponible pour les invités après la cérémonie. Décontracté, souriant, il a serré de nombreuses mains et échangé quelques paroles de ci de là, en toute simplicité. Dernier grand bain de foule avant l’extinction des projecteurs ?

Quelques photos prises par votre servante :

Cerny 06
Samedi 15 avril – Installation des estrades à Cerny-en-Laonnois

Aisne 2017 035
Dimanche 16 avril – Départ du car

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Notre estrade se remplit. En contrebas, chaises blanches sont pour les officiels

Aisne 2017 051
André Dussolier lit le texte choisi. Désolée : le zoom est au maximum !

Aisne 2017 069
François Hollande conversant avec une invitée. J’ai pu m’approcher
vraiment près et prendre des photos en toute liberté.
Anecdote : j’ai demandé à une personne de libérer le champ avant
de m’apercevoir qu’il s’agissait d’un des gardes du corps…


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